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Un Port ouvert
invitation à Aurélien Bory

Un théâtre qui est sur une île de la Méditerranée, ou plutôt : sur l’île qui est le nombril du bassin le plus riche en histoire au monde, une mer qui est un continent en soi et qui hélas est devenu la scène silencieuse de tragédies intolérables, ce théâtre-là ne peut pas – dans les choix de sa programmation – faire abstraction de sa propre identité. Palermo est un nom qui vient de l’arabe et qui signifie Port Ouvert. Aujourd’hui encore il peut se vanter d’hospitalité et de tolérance, c’est dans son ADN. De même, notre recherche s’oriente vers les ouvertures culturelles et les contaminations artistiques.

Aurélien Bory est un chorégraphe-metteur en scène qui, avec poésie et une extrême grâce, sait évoluer entre tous ces niveaux, qui sait se fondre, s’immerger dans les questions et les langages du monde et de son temps.

Notre langage sera un spectacle multidisciplinaire qui parlera de migrations, de mouvements, d’assimilations, d’efforts, de découvertes ; et il impliquera des artistes de différentes disciplines et différentes races, ou plutôt, de cultures et origines différentes. De races, une seule : celle humaine.

Pamela Villoresi, Teatro Stabile Biondo,

Palerme, décembre 2020

 

Projet Palerme
Aurélien Bory

Un projet naît toujours d’une nécessité. « S’il n’y a pas de nécessité, il n’y a rien ou pas grand-chose » disait Gilles Deleuze. On ne se réveille pas un matin avec une idée, elle naît toujours d‘une nécessité. Et souvent l’idée qui découle alors revêt un caractère improbable. L’imprévu reste pour moi le meilleur des signes pour mes projets de création, car les idées comme les rencontres ne se décrètent pas. Elles se présentent à vous, et coïncident. C’est ce qu’il s’est produit à Palerme.

Quand Pamela Villoresi, directrice du Théâtre Biondo m’invite à Palerme, j’ai en tête l’histoire de la Sicile marquée par les nombreuses influences, visible aujourd’hui dans chaque rue, chaque place, chaque bâtiment de la ville. La Sicile est placée au centre d’un continent d’eau, traversé par des siècles de cultures et de civilisations. Palerme est un point de convergence. Phéniciens, grecs, ostrogoths, byzantins, maures, berbères, arabes, espagnols, italiens… Depuis l’antiquité « l’île du soleil » de l’Iliade a attiré vers elle de lointains horizons. Ce sont d’autres odyssées aujourd’hui, avec le voyage des migrants arrivés à Palerme et faits citoyens d’honneur par le maire Leoluca Orlando, à contre-courant de la politique italienne et Européenne. Quand un journaliste plus tard lui demande combien il y a d’étrangers à Palerme, il répond : « aucun, il n’y a que des palermitains ».

Palerme a composé et compose encore aujourd’hui avec ses mouvements. C’est le même processus à l’œuvre dans la création. Il n’y a pas d’art sans mouvement, sans altérité, sans pas de côté. Ce n’est pas le centre qui m’inspire dans mon travail, c’est la périphérie, où l’on croise à chaque point la possibilité d’une tangente. Je pense au spectacle Palermo Palermo, c’est déjà Leoluca Orlando qui accueille Pina Bausch en 1989, convaincu que les artistes et les poètes peuvent ouvrir de nouvelles voies. J’ai vu à Paris ce spectacle. Les œuvres qui nous marquent sont comme des rencontres, elles nous changent à jamais. En arrivant à Palerme, j’ai en tête ce mur de béton qui tombe au début du spectacle et cette dame qui se fraye un passage au milieu des débris.

Pour cette création, je vais rejoindre Pamela, Leoluca et devenir palermitain. Je vais créer avec d’autres palermitains, qu’ils viennent d’Orient, d’Afrique ou d’Europe. Palerme dont Dante disait qu’elle accueille les poètes sera notre Paradiso. Un lieu comme un recours salutaire, où l’art peut être partagé, comme on fabrique un lien secret. Il y aura de la danse, des chants, du cirque, des marionnettes à fil puisque cet art a perduré en Sicile, et bien sûr des poètes. Pamela Villoresi a fait de nombreux spectacles avec Giorgio Strehler, elle m’a dit qu’il aimait citer cette phrase de Louis Jouvet : « Seuls les poètes ont une vocation, seuls les poètes restent ».

Toulouse, octobre 2020

 

Intentions

Le théâtre est un dispositif de visibilité, nous sommes à l’instant donné tous spectateurs de la même scène, visible. Mais bien souvent nous n’y voyons pas les mêmes choses. Ce que l’on perçoit reste invisible pour les autres. Le théâtre nous révèlerait-il les liens entre ce que nous voyons et nous-mêmes, ceux-là mêmes, invisibles, qui tissent nos croyances et nos doutes, nos émotions et nos pensées ?

À mon premier jour à Palerme je suis allé voir l’Annunciata di Palermo du grand peintre Antonello da Messina. Une Annonciation dont la singularité est précisément son rapport à l’invisible. L’ange Gabriel n’est pas représenté, a contrario de toutes les Annonciations jusqu’alors. On voit simplement le visage de Marie qui le regarde. L’artiste ne peut pas représenter l’invisible, alors il le met hors cadre, et nous montre dans ce visage troublé— une jeune femme qui apprend qu’elle est enceinte — les signes visibles de l’invisible.

Quand je suis entré au Teatro Biondo, j’ai eu une pensée pour Pina Bausch, Palermo Palermo, et sa chute du mur annonciatrice. Les traces sont encore vives : les renforts sous la scène pour supporter le choc des parpaings, le plancher réparé ou rapiécé par endroits. J’ai eu envie de travailler là sur ce plateau avec des danseurs, plus exactement des danseuses, pour s’inscrire dans les traces de Palermo Palermo, qui fait figure pour moi d’ultime spectacle. Et de considérer les danseuses de Palerme que j’ai rencontrées — Valeria, Blanca, Alessandra, Maria Stella et Arabella —un peu comme les filles et les petites-filles de ce spectacle, comme motivées ou influencées par lui, alors qu’elles ne l’ont pas vu, et qu’il demeure pour elles invisible.

À Palerme, l’invisible réside dans les traces sur les murs, dans les rues, mais aussi dans les chants et les gestes traditionnels des artistes que je rencontre. D’où sont-ils issus ? L’histoire de Palerme est traversée par des bouleversements majeurs, des changements de paradigmes provoqués à maintes reprises par des renversements successifs, laissant des traces qui finissent par toutes se confondre. Au cœur de la Méditerranée, entre l’Afrique et l’Europe, Palerme entrelace les mythes antiques et les récits d’aujourd’hui. Comme le théâtre de marionnettes, les Pupi : comment une chanson de geste française est-elle devenue un art populaire sicilien ? Ou comme l’histoire de Chris Obehi, musicien nigérian, qui a traversé à 17 ans la mer sur un bateau pneumatique depuis la Libye. Et qui mixe à Palerme Afrobeat et chansons en sicilien.

Ou encore comme la rencontre au Biondo avec Gianni Gebbia, saxophoniste palermitain, qui a sillonné le monde avec sa musique, croisant le parcours de grands musiciens ou de metteurs en scène comme Heiner Goebbels. Il me raconte lui aussi Palermo Palermo, mais de l’intérieur. Il avait guidé Pina Bausch à Palerme pendant toute la création du spectacle. Son chien avait joué dedans. Gianni me montre plus tard une photographie de l’intérieur d’un violoncelle, un espace invisible, comme une architecture ou une scénographie.

Dès lors m’apparaît la possibilité d’un spectacle qui révèlerait ces espaces invisibles. En partant du tableau d’Antonello da Messina, j’ai recours à un dispositif vidéo, caméra et projecteur, sans aucune image pré-enregistrée, entrant dans une reproduction du tableau sur scène et révélant par des grossissements des espaces insoupçonnés. Les mêmes agrandissements vidéo seront à l’œuvre avec le théâtre de Pupi dont les marionnettes manipulées par les interprètes eux-mêmes seront à leur effigie et raconteront leur propre rôle. J’imagine aussi une caméra entrant dans le saxophone de Gianni Gebbia, et révélant dans le pavillon, et le corps de l’instrument, des espaces courbes, des lumières boréales.

L’idée est de révéler par les moyens de ce dispositif des espaces invisibles du plateau et de le projeter sur une toile de fond comme sur la Skene grecque qui fonde l’espace du théâtre, pour à la fois esquisser un portrait des protagonistes en direct, mais aussi tisser les liens invisibles de leurs histoires qui se croisent. Entre la vie d’une jeune femme qui veut devenir danseuse mais tombe enceinte, d’un jeune nigérian qui apprend la musique à Palerme, d’une mère qui élève seule ses filles, d’un musicien jouant le gardien de musée. Et de trois danseuses auditionnant pour un spectacle qui ne verra jamais le jour, dont la date de la première est toujours reportée.

Le mot théâtre indique l’endroit d’où l’on voit. invisibili tente à Palerme un autre point de vue : en filmant de côté, il tourne la tête et regarde hors- champ, là où l’on ne regarde pas. Est-il possible d’envisager le théâtre en angle droit, un regard oblique, comme une danse avec l’invisible ?

Aurélien Bory, février 2023

 

DISTRIBUTION

Interprètes

Alessandra Fazzino
Blanca Lo Verde
Maria Stella Pitarresi
Arabella Scalisi
Valeria Zampardi
Chris Obehi
et Gianni Gebbia, musicien

Conception, scénographie et mise en scène Aurélien Bory
Collaboration artistique, Costumes Manuela Agnesini
Collaboration technique et artistique Stéphane Chipeaux-Dardé
Musique Gianni Gebbia, Joan Cambon
Création Lumière Arno Veyrat
Régie générale Thomas Dupeyron
Régie son Stéphane Ley
Plateau Mickaël Godbille, Thomas Dupeyron

PRODUCTION Compagnie 111 – Aurélien Bory / Teatro Biondo Stabile
COPRODUCTION (en cours) Théâtre de la Ville-Paris, Théâtre de la Cité – Centre dramatique national Toulouse Occitanie, La Coursive scène nationale de La Rochelle, Agora Pôle national des Arts du cirque de Boulazac, Le Parvis scène nationale Tarbes Pyrénées, Les Théâtres de la Ville du Luxembourg.