Je choisis comme titre un mot qui n’existe pas. Qui n’a pas de signification. Qui doit sa forme à deux mots superposés, espèce et espace, contenus dans le titre du livre Espèces d’espaces de Georges Perec, mon point de départ pour ce spectacle. Cette superposition est celle que j’explore dans mon approche du théâtre : mettre l’espèce dans l’espace ou même plus, faire en sorte que l’espèce et l’espace coïncident.
En arpentant le livre de Perec, j’exécute en quelque sorte un programme. Je pars de la première phrase d’Espèces d’espaces : « l’objet de ce livre n’est pas exactement le vide, ce serait plutôt ce qu’il y a autour ou dedans ». Et je l’applique au vide de la scène. J’arpente le plateau, physiquement, littéralement. J’intègre ses dimensions, j’éprouve les lois physiques qui le traversent, j’observe la machinerie. Je regarde autour. L’autour est le seul chemin possible qui me mène au dedans. Le vide du plateau contient toutes les formes, tous les spectacles. L’autour est le lieu des traces. C’est aussi le lieu de cette trace particulière qu’est l’écriture.
Le théâtre porte le geste maintes fois répété de réécrire par dessus les traces. Le processus d’ Espæce ressemblerait à cela, une superposition, un palimpseste. Qui rejoindrait alors la dernière phrase du livre de Georges Perec : « Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes au vide qui se creuse, laisser quelque part un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. »
Aurélien BORY, mars 2016
« Vivre, c'est passer d'un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner. »
Georges Perec
Perec, de la page au plateau : mode d'emploi
21 juillet 2016
A l’Opéra d’Avignon, Aurélien Bory offre une lecture flexible et féconde de l’essai « Espèces d’espaces »
Ecrire, lire, mettre en scène. Signer l’espace, y tirer des lignes, en feuilleter les couches comme on déroule des pages. Ce rapport intime entre texte et spectacle révèle un double fond magique de la nouvelle pièce pour cinq interprètes d’Aurélien Bory, Espæce, conçue sous l’emprise de Georges Perec (1936-1982) et en son hommage.
En s’adossant à l’oeuvre de l’écrivain français, et en particulier à son essai Espèces d’espaces – d’où le titre de la pièce qui superpose les deux mots -, le metteur en scène à déniché un complice de choix pour soutenir son addiction aux scénographes lourdes, vécues comme des métaphores philosophiques de la vie. Tout est affaire de décor, à prendre ici au pied de la lettre pour le corps happé dans une course permanente à la réactivité et à l’adaptation. Sauf à être éjecté rapidement du circuit, mieux vaut aiguiser sa capacité quotidienne à la flexibilité pour lancer l’assaut des environnements phénomènes, massifs et insolites (hautes murailles, robot géant…) imaginés par Aurélien Bory.
Un alphabet élastique
Un immense tableau noir, des pages blanches, et voilà que les lettres et les mots se propulsent les uns les autres dans un flux textuel et visuel qui s’annonce inépuisable. Espæce ouvre un livre qui grossit, grossit, jusqu’à coloniser toute la scène. Proposant ainsi une lecture hybride et féconde qui irise le plateau de signes et de sens. Paysage mental et architecture théâtrale s’imbriquent et coulissent au gré d’une haute paroi mobile qui se plie et se déplie comme un accordéon, composant un alphabet élastique et un ballet de formes tout aussi souple. Peu d’issues de secours à cette structure évolutive, quasiment animée d’une existence propre, qui se reconfigure sans cesse. Tantôt douce comme un habitacle, tantôt agressive comme un piège – des angles aigus comme ceux du Musée juif de Berlin conçu par l’architecte Daniel Libeskind subissent -, elle contient tout et son contraire, d’un simple tour sur elle-même.
Dans ce labyrinthe qui se teinte parfois d’une touche burlesque absurde, les cinq acrobates, dont une chanteuse, s’escriment à rivaliser avec les glissements de terrain et autres bascules de caps aussi rapides que les roulettes sur lesquelles est vissée la muraille. Les exploits modestes – s’allonger – se combinent avec les grandes prouesses – grimper tout en haut -, l’acrobatie étant le minimum syndical exigé pour dégainer des réponses rapides et efficaces à des situations physiques inédites, des épreuves de force à la limite du danger. Car l’objet, le décor, domine les interprètes et dicte toujours sa loi chez Aurélien Bory, ancien étudiant en physique et en acoustique architecturale, passé par le jonglage, à la tête de la Compagnie 111 depuis 2000. Il sait combien la balle ou la massue n’en font qu’à leur tête et retombent sans cesse, quoi qu’on fasse. A charge pour chacun de s’ériger une règle et prendre momentanément le dessus d’une partie perdue d’avance.
Tête à l’envers et tout de travers
Avec Espæce, Aurélien Bory revendique frontalement sa ferveur pour la scénographie comme socle artistique autour duquel l’humain joue les guirlandes en haut, en bas, tête à l’envers et tout de travers. Le cours du fleuve de la vie se déploie tout au long des métamorphoses de cette architecture imprévisible.
Très plastique dans sa progression, Espæce n’est pas loin de Plan B, conçu en 2003 avec Phil Soltanoff, et succès absolu depuis sa création. Le mur d’attaque incliné s’y révélait plein d’escaliers cachés, de chausse-trappes amovibles et autres tiroirs masqués. Le mythe de Sisyphe rôde toujours dans un coin du plateau chez Aurélien Bory, qui aime les champs imaginaires surdimensionnés pour lancer l’assaut comme on attaque un sommet. Géométrie de caoutchouc (2011) plantait un chapiteau sous le chapiteau et finissait par engloutir les acrobates ; Les Sept Planches de la ruse (2007) raffinait un équilibre merveilleusement précaire dans un jeu de tangram chinois.
Avec Georges Perec en complice, Aurélien Bory, qui fréquente son oeuvre depuis une dizaine d’années, a d’abord lancé en 2015 une série de trois Brouillons, sortes de galops d’essai vifs et légers, réalisés en une semaine, qui ont posé les piliers d’Espace. Il a voulu aborder la question fondamentale du vite, psychique et spatial, qui se comble peu ou prou, volontairement ou pas, au file de la vie et de la création. Si l’écrivain a travaillé, entre autres, autour de la disparition – de la lettre « e » par exemple, dans le roman précisément intitulé La Disparition -, Bory, lui, remplit le plateau en creusant les intervalles, dilatant les creux, les failles, pour y faire vibrer momentanément la fragilité humaine. Il cite cette phrase de Georges Perec : « Vivre, c’est passer d’un espace à un autre, en essayant le plus possible de ne pas se cogner ».
Rosita Boisseau
La vie est l’ensemble des propriétés vitales qui résistent aux propriétés physiques.
Claude Bernard
Avec
Guilhem Benoit, Cochise Le Berre, Katell Le Brenn ou Lise Pauton, Claire Lefilliâtre, Olivier Martin Salvan
Création des rôles
Guilhem Benoit, Mathieu Desseigne Ravel, Katell Le Brenn, Claire Lefilliâtre, Olivier Martin-Salvan
Conception, scénographie et mise en scène Aurélien Bory
Collaboration artistique Taïcyr Fadel
Création lumière Arno Veyrat
Composition musicale Joan Cambon
Conception technique décors Pierre Dequivre
Costumes Sylvie Marcucci, Manuela Agnesini
Automatismes Coline Féral
Régie générale Thomas Dupeyron
Régie plateau Thomas Dupeyron ou Thomas Tallon, Mickaël Godbille
Régie lumière Arno Veyrat ou Mallory Duhamel
Régie son Stéphane Ley
Directrice des productions Florence Meurisse
Administrateur Clément Séguier-Faucher
Presse Agence Plan Bey
Chant Winterreise (Le Voyage d’hiver) de Franz Schubert
Citations Georges Perec, Espèces d’espaces, © Éditions Galilée, 1974
PRODUCTION Compagnie 111 – Aurélien Bory
COPRODUCTION Festival d’Avignon ; ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie ; Le Grand T théâtre de Loire-Atlantique Nantes ; Le théâtre de l’Archipel – scène nationale de Perpignan ; Théâtre de la Ville – Paris ; Maison des Arts de Créteil ; Le Parvis scène nationale de Tarbes Pyrénées.
Accueil en résidences La nouvelle Digue – Toulouse, La FabricA-Avignon, ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie, CIRCa-Auch.
La compagnie 111 – Aurélien Bory est conventionnée par le Ministère de la culture et de la communication – Direction Régionale des Affaires Culturelles de Occitanie / Pyrénées – Méditerranée, la Région Occitanie / Pyrénées – Méditerranée et la Ville de Toulouse. Elle reçoit le soutien du Conseil Départemental de la Haute-Garonne.
Photos : Aglaé Bory, Christophe Raynaud de Lage.